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Cédric Loire, 2006

Déplacements, prolifération et reflux - À propos des œuvres de Patrick Condouret et Laurent Mazuy

Patrick Condouret/Laurent Mazuy

Galerie L’AGART,  Amilly,  2006


Récemment, Laurent Mazuy me confiait sa réticence lorsqu’il lui est demandé, pour expliquer son travail, d’en révéler les processus et les matériaux. Non qu’il s’agisse de préserver jalousement le secret de la fabrique, la cuisine du peintre - pas plus qu’il ne saurait être question d’un retrait vis-à-vis de la parole chez cet artiste qui à l’évidence aime les mots. Davantage une crainte de réduire l’œuvre à ses procédures, de la circonscrire dans un discours et d’en appauvrir l’expérience.

Rien de cela chez Patrick Condouret, dont le travail, selon ses propres termes, «illustre une logique du faire». Il en décrit abondamment les gestes, les confondant parfois avec les matériaux auxquels ils s’appliquent : « je tords, je plie, je réunis, je couds, j’agrafe, je dessine, j’assemble, je décalcomanie, j’autocollant, je plastique, je colle, je punaise, je modelage, j’épingle, je dérape, je m’amuse, je recommence. »


Chacune à sa manière, ces deux attitudes attirent l’attention sur le processus de conception et de réalisation de l’œuvre, sur ce qu’il révèle de prédétermination et de hasard, comme des enjeux véhiculés. N’en déplaise à Laurent Mazuy, c’est précisément sur ces opérations que ce texte va s’attarder, pour tenter de mieux voir, peut-être, ce qui échoit à leur terme.


Allons un peu plus loin que nous ne l’avons fait dans les paragraphes qui précèdent : si Patrick Condouret décrit ce qu’il fait, pour autant le «résultat» n’est en aucun cas prévisible.

D’emblée, sa pratique est difficile à qualifier en terme de médium : si les petites sculptures faites d’éléments assemblés peuvent résonner de problématiques héritées de la sculpture construite et du ready-made, les œuvres de dimensions plus importantes, comme l’installation réalisée par l’artiste au cours de sa résidence à Amilly, cherchent à l’évidence à instaurer une plus forte relation à l’espace d’exposition, sous la forme de construction in situ - « Plein partout », écrit-il. En même temps, le déploiement tridimensionnel de l’œuvre ne saurait occulter les accointances particulières de cette dernière avec la peinture - mais une peinture qui se ferait en quelque sorte hors d’elle-même, et par des moyens détournés (ce qu’avaient inauguré, sous d’autres formes et avec d’autres enjeux, les collages et constructions cubistes).

Linéaires ou réticulées, les constructions, d’apparence précaire même lorsqu’elles se déploient largement dans l’espace, ont aussi une origine liée au dessin, qui parcourt, délimite, balise, circonscrit ou ouvre un espace virtuel dans l’espace de la feuille ou du mur : en témoignent certaines œuvres qui, telles des maquettes, semblent projeter dans de vastes espaces - des musées rêvés ? - les configurations de fils métalliques prenant appui sur des murs - matérialisés par de petits écrans de bois peint - où ils sont parfois redoublés, prolongés par des tracés ou des ponctuations graphiques.


Le travail de Laurent Mazuy est, lui, plus aisément assimilable, a priori, au médium pictural. Cela ne signifie pas pour autant que sa peinture ne fait pas l’objet de déplacements au sein de sa pratique  - d’effrangements, selon le néologisme d’Adorno : certaines peintures ne font intervenir que le dessin au graphite sur la toile laissée blanche, simplement apprêtée ou parfois essuyée d’un jus obtenu par l’effacement d’un premier tracé. D’autres, réalisées sur papier, reprennent les mêmes tracés géométriques, tramés, réticulés, mais l’emploi du pinceau et d’une peinture très diluée fait diffuser, s’étaler ces dessins sur la surface de papiers ou de cartons blancs ou colorés, absorbants ou non. Une autre série d’œuvres est constituée de tableaux dans lesquels sont introduits et collés des calques colorés mêlés à la peinture. Dessin, collage, peinture sont donc sollicités et associés, selon des degrés divers en fonction des «familles» d’œuvres : dessins sur toile, peintures sur papier, tableaux-collages. À ces familles organisées en fonction de l’économie matérielle et processuelle, on peut en ajouter et en combiner d’autres, basées sur les contrastes de registres formels : achrome ou polychrome, plan ou jouant de légers reliefs, informe ou géométrique, organique ou cristallin.

Le peintre lui-même a indiqué, par l’entremise d’un schéma annoté, d’autres voies possibles pour la compréhension de l’organisation de son travail. Il s’agit, en gros, d’une trame chronologique dans laquelle apparaissent, non pas les titres de séries de tableaux ou de groupes d’œuvres, mais de brefs rappels formels (grilles, cercles, ellipses) auxquels sont associées des indications de mouvements et de directions (parcours fléchés) et des termes indiquant les opérations et orientations problématiques des œuvres («distribution, ordonnancement, diaphanéité, changement d’échelle, combinaison, frontalité, poids» - puis à partir de 2003-2004, « couture, épaisseur, agencement, texture », etc... annoncés comme nouvellement redistribués). Apparaît ici ce qui semble d’abord un paradoxe : si le peintre rechigne à exposer son processus de travail, il en indique pourtant les polarités et l’organisation en amont même du tout premier geste, par l’intermédiaire de ce qui ressemble beaucoup à un schéma directeur, un programme.


Les déclarations de Patrick Condouret décrivant les gestes et matériaux à l’œuvre dans son travail ne revêtent en revanche aucun caractère programmatique. Elles semblent plutôt vouloir contribuer à une sorte de démystification, de banalisation de l’activité de l’artiste, et font écho, sur un mode plus léger, à la Liste de verbes établie en 1967-68 par le sculpteur américain Richard Serra qui cherchait ainsi à se constituer un répertoire d’actions déterminant sa pratique (rouler, rabattre, plier, emmagasiner, courber, raccourcir, etc...). Chez Patrick Condouret, la pratique semble s’organiser d’elle-même, sans dessein préalable, sans visée autre que celle de l’action. Elle n’est pas pour autant livrée au hasard ni aux contingences. Si son travail est élaboré à partir de matériaux et d’objets trouvés, récupérés et la plupart du temps sans grande valeur, il ne participe pas d’une esthétique du ready-made - même dans les œuvres de petites dimensions, les objets demeurent peu identifiables -, ni de recherches d’associations symboliques - leur histoire ne fait pas l’objet d’une mise en scène particulière. Leur mise en œuvre témoigne de l’attention que l’artiste porte envers leurs qualités plastiques, leurs possibilités techniques - tectoniques pourrait-on dire. Les combinaisons et assemblages - c’est très net dans les petites sculptures - reposent sur des recherches d’associations et de contrastes de formes, matières, couleurs, textures, dureté ou souplesse... Elles témoignent aussi du plaisir enfantin qu’il y a à trouver deux éléments, étrangers l’un à l’autre, dont les formes peuvent pourtant s’associer à la manière des pièces d’un jeu de construction, ou de la malice qu’il y a à réunir des formes, des matières ou des densités incompatibles.

Dans les œuvres de grandes dimension, comme l’installation réalisée à Amilly dans l’espace de «l’atelier», l’identité de chaque élément tend à se perdre au milieu de la profusion chaotique de matériaux, formes, couleurs. L’observation, même attentive, ne permet pas de saisir un principe organisateur unique - il ne paraît pas y avoir eu « préméditation » : les matériaux emportés par l’artiste sont bien plus nombreux que ceux finalement utilisés, et il demeure impossible de déterminer avec certitude à quel endroit, par quel bout l’artiste a commencé son travail. À peine peut-on imaginer plusieurs « départs » - comme on parlerait de départs de feu - autour d’une matière (rassemblement de «meringues» de mousse de polyuréthane, bandes de tissus entortillées ou déployées en guirlandes, plastiques colorés, tiges de bambou ou de roseau glissés les uns dans les autres, scotchés, ligaturés, agrafés...), d’une forme répétée (tronçons de tube irréguliers translucides comme de la paraffine, volumes cubiques matérialisés par les arêtes de cartons évidés...), ou d’associations de couleurs contrastées (principalement offertes par les diverses pièces de plastique).

Tous ces éléments forment une toile chaotique qui ne fait qu’effleurer le sol par endroit sans jamais y reposer. L’artiste a joué de la structure brute du lieu, pour discrètement y agripper ou y suspendre des filins, des lattes de bois formant la charpente souple du complexe édifice. Mais parler d’édifice est inapproprié : en réalité, l’œuvre semble constituer le prolongement aberrant de la structure du bâtiment (qui est lui-même une pièce rapportée constituée d’éléments bruts et hétérogènes), fléchissant progressivement sur sa charpente, sous l’accumulation de son propre poids, lequel semble au final comme annulé, dans l’effet de suspens qui se dégage du dispositif.

Le principe organisateur essentiel du travail de Patrick Condouret apparaît ainsi en creux, dans un après-coup : il ne s’agit pas tant de déterminer quelle forme, de quelle matière, quelles dimensions, quel aspect aura la construction, mais plutôt de déterminer les limites de son expansion, le moment de son autonomie, bref, de savoir à quel moment l’artiste doit s’arrêter de «faire».


À l’inverse, le «programme» établit par Laurent Mazuy marque la volonté de diriger, de maîtriser voire de contenir les développements du travail depuis l’intérieur même de ce qui le fonde : ainsi les procédures et paramètres exposés dans son programme peuvent-ils faire l’objet d’un traitement exclusif, séparé, ou réintégrés et recombinés dans «la cause commune, le tableau»1. Pour différentes ou même fantaisistes que puissent apparaître les «familles» d’œuvres énoncées plus haut, toutes participent de la poursuite d’un entretien méthodique, curieux et renouvelé, avec la peinture, ce qui la soutient et ce qu’elle porte au regard.

L’ensemble de l’œuvre est soumise à de constants retours, combinaisons et renversements qui mettent à mal l’idée de progression chronologique à l’intérieur de l’œuvre. De mêmes formes, de mêmes structures ou familles semblent ainsi revenir plus ou moins régulièrement, mais chaque fois modifiées. L’organisation du travail détermine la «structure porteuse» des tableaux : registres de formes répétées (ellipses) qui progressivement se recouvrent et confèrent à la peinture son épaisseur temporelle, dessin sous-jacent dans les tableaux-collages, qui fonctionne comme un plan régulateur aléatoire...

Ces structures souples semblent n’avoir d’autre raison d’être que celle de générer leur propre dégradation, leur débordement depuis l’intérieur. Le processus de réalisation des tableaux-collages est à ce titre fort instructif : une première grille irrégulière, curviligne, informe parcourt l’ensemble de la surface et établit le patron de pièces de papiers ou de cartons colorés. La toile est grassement couverte de couleurs vives, souvent brillantes, qui sont recouvertes, encore fraîches, par les papiers découpés - la peinture sert de colle. Pressés à la surface de la toile, ces plans colorés recouvrent et repoussent la peinture, qui est rejetée à la périphérie de chaque pièce, et finit par trouver une issue dans les interstices qui la séparent de ses voisines. Décomprimée, la pâte colorée remonte à la surface, déborde, recouvre partiellement - et modifie - les contours de la pièce qui la recouvre. Ce réseau de peinture vient littéralement sertir le papier (les plans de couleur) dans l’épaisseur feuilletée du tableau, en formant une résille qui n’est pas sans évoquer la façon dont les morceaux de verres colorés sont pris dans les plombs des vitraux (ce que la polychromie renforce). Le peintre aime évoquer à ce sujet le travail, qu’il connaît bien, de taille et de gravure des plaques destinées à être émaillées : c’est la forme et la profondeur de l’incision qui déterminent la qualité et l’intensité de la couleur dont elle est le réceptacle. Dans les tableaux de Laurent Mazuy, toutefois, les incisions ou fissures entre les plans de papier qui forment une carapace discontinue n’ont pas pour fonction de contenir la couleur, mais de permettre ses débordements. Ceux-ci provoquent des accidents - inattendus, espérés : poches et gonflements, frisures et plissements, coulures et irrisations. Cette masse colorée qui croît à partir des fissures de la surface de papier est à la fois surface (dans l’agencement écrasé qu’elle forme avec les papiers) et volume (dans l’épaisseur du débordement occasionné). Cette tension entre structure, organisation et débordement, désordre, entre préméditation et laisser-faire fait écho (pour ne s’en tenir qu’à la peinture) aux expérimentations de Miro, Pollock, Hantaï, Barré, Pincemin ou Bonnefoi dans lesquelles le dispositif, le protocole ou la règle ne sont convoqués que pour être excédés.

Ces débordements sont à leur tour réintégrés dans le tableau. Celui-ci semble faire « bloc » (corps), ce qui est particulièrement sensible dans les petits formats, où l’épaisseur du châssis paraît plus importante (question de proportions). La tranche n’est pas travaillée pour elle-même. Elle a simplement valeur archéologique : lieu de mémoire (présence des coulures de peinture) du processus et des déplacements topographiques dont fait l’objet le tableau (de réceptacle horizontal en écran vertical : les coulures partent du plan de la toile vers l’arrière du châssis).

Dans les grands formats, l’épaisseur du châssis est moins perceptible, mais la volumétrie du tableau s’affirme d’abord par la sensation de forte frontalité de la surface, ce qui est sans doute dû d’abord à l’intensité des couleurs et à la saturation non hiérarchisée du plan du tableau. L’emploi de papiers de couleurs fluorescentes tend à faire sortir la surface hors d’elle-même, à projeter en avant du tableau une surface virtuelle qui, littéralement, «saute aux yeux» par sa violence décorative. Lorsque ce sont des calques colorés qui sont intégrés dans le tableau, le volume du tableau tend au contraire à se déployer dans un espace en profondeur, qui vient se replier dans les débordements marginaux de la peinture - l’espace est comme «repoussé», à la manière d’une feuille de métal.


Chez Patrick Condouret, c’est l’espace lui-même - l’air de la galerie - qui est enveloppé, délimité, modelé par les trajectoires de ses constructions proliférantes. On perçoit bien ici que le terme de sertissage se révèlerait impropre, tant les nœuds semblent lâches, les porosités importantes, les transparences omniprésentes. La persistance du dessin et son développement dans l’espace peut susciter la recherche de parentés, parmi lesquelles les Objets de cueillettes de Dezeuze, ou les Wire pieces de Tuttle. Mais dans les œuvres de grandes dimensions, ce déploiement quasi anarchique de matériaux, de formes et de couleurs dans l’espace rencontre aussi, dans l’histoire de l’art, quelques échos célèbres : comment ne pas songer à la Sculpture de voyage de Duchamp, au Merzbau entamé dans les années 1920 par Schwitters, ou, plus récemment, et à une autre échelle, aux dispositifs anti-architecturaux de Kawamata ?

Pourtant, chez Patrick Condouret, il ne s’agit pas à proprement parler d’un environnement ni d’une œuvre englobant. Elle fonctionne d’abord comme une coupure dans l’espace : barrant l’accès à une large portion de la pièce, elle semble simultanément bloquer le corps du spectateur - voire le repousser à la périphérie par ses longues tiges qu’elle projette au loin - et inviter le regard à s’immiscer au cœur du dédale : l’œil, en effet, traverse, au prix d’une perte de la saisie globale du dispositif et d’une réelle difficulté à «faire la mise au point». Si l’on prend quelque distance, le volume paraît se contracter, le «fond» blanc du mur constituer une surface de projection à partir de laquelle les éléments tantôt viennent s’écraser, tantôt se redéploient, ce qu’accompagne un va-et-vient incessant du regard entre le détail et l’ensemble. Le moment recherché, attendu par l’artiste, est sans doute celui-ci : ce point d’équilibre entre le volume de la sculpture et le volume de l’air, qui se contiennent et se traversent mutuellement. Pour y parvenir, sa «méthode» emprunte les chemins de traverse de la distraction et du bricolage.


On l’aura compris, ce qui réunit les œuvres de Patrick Condouret et Laurent Mazuy est précisément l’effet, la conséquence de ce qui les sépare : la méthode ou son absence apparente. Chez ces deux artistes est constamment maintenue une tension entre organisation (préalable ou a posteriori), structure et débordements, règles du jeu et exceptions, préméditation et accident. Cette tension n’a pas simple valeur dialectique : c’est d’elle que résultent les constantes sollicitations - visuelles, corporelles - envers l’observateur, les complexes rapports que ces œuvres entretiennent avec l’espace, les mouvements constants et contradictoires qui les animent, entre expansion et contraction, écrasement et reflux.



1 Christian Bonnefoi, « Ah ! le homard », in Articulations, catalogue de l’exposition à la Galerie Immanence, Paris, 2004.