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Tristan Trémeau, 2002

Dialogues

Dialogues - Jean Delaunay et Laurent Mazuy

Galerie municipale, Vierzon, 2002


Le duo d’artistes tend aujourd’hui à s’imposer, dans les grandes institutions, comme un modèle : Kelly-Matisse à Beaubourg, Matisse-Picasso au Grand Palais, Manet-Vélasquez au musée d’Orsay, Gaugin-Van Gogh à Amsterdam, Gentileschi père et fille à New York. Au-delà de la motivation financière d’une telle formule et de l’écueil des clichés publicitaires que ces duos véhiculent (rivalité, amour vache, influence), ces expositions ont l’avantage d’ouvrir une œuvre à l’autre, de révéler et de produire des différences au-delà des analogies et des ressemblances, en même temps que de resserrer le regard sur des questions, des enjeux picturaux que deux artistes ont fait émerger et creusés. En va-t-il autrement lorsque deux peintres contemporains, sans le truchement d’un commissaire qui déciderait de leur confrontation, choisissent d’accrocher leurs tableaux ensemble, voire de les mêler ?


Delaunay et Mazuy ont désiré faire cohabiter leurs œuvres sur les murs de Vierzon et proposer un dialogue où apparaissent les proximités et différences, afin de nourrir leur approche de leurs pratiques et de leur œuvres, autant que celle des visiteurs. La question liminaire qui porte cette démarche amicale et généreuse peut se formuler ainsi : comment exposer les tableaux, ce qui les travaille et ce qui fait le travail de l’art, depuis l’atelier jusqu’a l’espace public de monstration ? En bref, le désir est de tenter de donner à voir, pour soi et pour les spectateurs, le «travail du travail», projet accusé par la présence d’œuvres anciennes de Delaunay (Compositions de 1987), dont la présente mémoire vient informer les développements récents de sa peinture (Patrimoine et Bijoux), et par l’hétérogénéité constitutive des dernières séries de tableaux de Mazuy (les cercles s’ovalisant et se superposant ; les petits monochromes, les marqueteries laquées).


Une question double peut ramasser toutes les sensations produites par ces œuvres et dans leur dialogue : comment un tableau tient-il, quelle dimension produit-il ? Tandis que les grandes Compositions losangiques de Delaunay présentent une surface très liquide en couches transparentes et atteignes à un caractère diaphane recherché (une promesse de visible qui accompagne le peintre au cours de leur lente exécution), les «cercles» de Mazuy affirment leur podérabilité, leur densité chromatique due à l’usage privilégié de la gouache qui leur assure une matité associée à de subtiles transparences. Toutefois, le caractère pop des couleurs utilisées par l’un et l’autre (pour Mazuy, essentiellement dans ses dernières «marqueteries») ne doit pas laisser échapper une autre différence substancielle qui fait que leurs tableaux ne se tiennent pas de la même façon : l’usage de la laque dans les «marqueteries» de Mazuy leur confère une plasticité par laquelle l’œuvre s’approche d’une dimension d’objet, quand les passages de couleurs pures diluées dans l’eau, dans les derniers Delaunay, agissent comme autant d’écrans sérigraphique à la Warhol.


La plupart des tableaux de Mazuy se proposent comme unitaires et frontaux, malgré les superpositions et les divisions, tandis que ceux de Delaunay cherchent le décadrage, la perte de centralité. Toutefois, l’usage commun du pochoir et des gabarits pendant le processus de création, dont l’œuvre achevée préserve la mémoire, démontre que ces deux peintres se défient de l’assurance préalable d’un geste «naturel», hérité de la tradition. En cela, ils s’inscrivent dans la continuité d’artistes qui, tels Barré, Hantaï ou Bonnefoi, ont problématisé cette question du geste en tentant d’en défaire les a priori gestuels ou géométriques. Ceci est manifeste dans les derniers Delaunay, qui exposent une feinte liberté gestuelle, contredite par l’ordre (qui est aussi un désordre optique) produit par les pochoirs qui divisent les gestes-formes. De même, Mazuy s’empare de procédés répétitifs du motif qui défont le geste en le systématisant, mais au profit d’une exploration sensible de ce que ces formes sans cesse reprises (les «cercles»), dans leur articulation différenciée de tableau en tableau, proposent comme articulation d’un espace et d’un plan de consistance face au regard.


Il n’y a rien de plus réjouissant, dans le «travail du travail» d’un artiste et dans son exposition, que les différences, qui animent une pratique, participent activement de l’exploration des possibles et la nourissent de leurs mouvements autant diachroniques (une histoire picturale considérée dans sa montée progressive de la forme) que synchroniques (une histoire picturale considérée, aussi, dans ses déplacements, ses pas de deux ou de trois). Aussi, l’accord ténu du duo, qui ne peut se résoudre qu’au moment de l’accrochage, laisse-t-il augurer d’un surcroît de réjouissance. D’autant que ces deux peintres prennent le risque de chahuter, en les mêlant, leurs tableaux sur les murs, et donc de provoquer des dissonances qui sont autant de moyens, pour les regardeurs, de penser ce qui est à l’œuvre dans le champ singulier de chacune de ses deux démarches.